Samira est une fille du désert. Elle est née dans les dunes du Sahara, dans un hameau perdu. Pour l’approvisionnement, la mère de Samira se déplace à dos d’âne vers le village voisin de quelques kilomètres. Ou parfois c’est elle qui va faire les courses. Quelques légumes, de la farine pour le pain. Des dattes. Sa mère l’envoie rarement au village car la jeune fille prend des heures à choisir la meilleure marchandise, à discuter avec les marchands. La moindre poussière, le moindre défaut, lui font passer son chemin et chercher ailleurs la marchandise parfaite. SI bien que, la plupart du temps, elle revient chez elle les sacs vides…
Un jour de visite au village, justement, Samira parcourt les ruelles encombrées d’ordures et de victuailles en tous genres. Et, comme par enchantement, elle se retrouve devant une échoppe qu’elle n’avait jamais remarquée. Une drôle de petite boutique un peu sombre, éclairée à la bougie, dans laquelle on ne sait pas trop ce qui est vendu…Des objets hétéroclites : pneus de voiture, théières, vaisselle, rubans…mais aussi des encens, du parfum, du savon au jasmin ou à la rose, des livres sans âge, bref la caverne d’Ali Baba. Le boutiquier est sans âge également. Chauve et portant barbiche, il a l’air malicieux d’un enfant qui a oublié d’être sage.
« Que cherches-tu ma belle demoiselle » interroge-t-il, levant le nez.
« Je cherche un objet parfait mais je ne crois pas que vous puissiez me trouver ça…rien n’est jamais assez beau à mes yeux et voyez-vous, cela m’épuise de n’être jamais satisfaite. Car je reviens toujours bredouille de mes courses… »
Le boutiquier esquisse un sourire énigmatique. « Ah oui, crois-tu cela ? Et pourquoi as-tu passé le seuil de ma boutique, selon toi ? Si ce n’est l’esprit d’aventure qui t’a poussée devant moi, fille du désert… »
Samira est interloquée par ce bonhomme étrange qui semble la connaître comme une de ses proches…
« Cherche sans penser à rien de précis, et peut-être l’objet parfait te tombera-t-il dans les mains… »
Le cœur animé de ce conseil inattendu, Samira tente l’expérience. Elle se promène dans l’étroite boutique encombrée de bric-à-brac. Mais toujours son esprit la ramène à ce besoin compulsif d’une perfection pourtant illusoire. Qu’est-ce qu’un objet parfait ? Elle effleure les tissus soyeux et n’y décèle que les défauts, hume les savons au parfum tendre et n’y trouve qu’aigreur et désagrément…à la fin, résignée, elle quitte le magasin le cœur lourd.
« Tu reviendras bientôt », lui prédit le commerçant. Mais entre-temps, allège un peu ton cœur de tes prétentions de perfection… »
De retour chez elle, Samira se fait rabrouer par sa mère, car les sacs de provisions sont aussi légers qu’une brise dans les dunes. Samira va se poser sur le toit de la petite masure qui leur sert d’habitation. Elle contemple l’horizon sableux, à perte de vue. Le ciel est bleu comme jamais. Insondable. Comme les mots du boutiquier qui ont touché quelque chose en elle.
Après quelques heures de méditation, Samira va chercher les chèvres dispersées autour de la maison, dans les bosquets maigres et piquants qui leur tiennent lieu de jardin.
Sa mère est veuve depuis de longues années et Samira est restée avec elle, car elle ne se voyait pas l’abandonner à son sort. Comment aurait-elle pu s’en sortir toute seule. Il lui faut des bras jeunes et une tête bien faite comme la sienne pour s’occuper de toutes les tâches domestiques qui demandent réflexion. Pour cela, Samira tient un cahier, car elle a eu l’occasion d’aller à l’école, du temps où son père était encore là.
Elle tient un cahier pour tout ce qui a trait à la vie quotidienne : les animaux, la nourriture, l’eau du puits, le bois à couper, les réserves d’huile, les recettes de tisanes pour se soigner et toutes sortes d’autres choses.
L’eau du puits la préoccupe car le niveau est très bas. Il n’a pas plu depuis des lustres et Samira sait bien que leur survie à toutes les deux en dépend…
« Je m’occupe de tout », a-t-elle coutume de dire à sa mère. « Repose toi, tu l’as bien mérité ». Mais elle sait bien que tout au fond d’elle, quelque chose la pousse à dire cela par besoin impérieux que les choses soient faites parfaitement, à son idée à elle.
Sa mère est de nature souple mais parfois, elle se met en colère, reprochant à sa fille son insatisfaction permanente. « Tu dois avoir des aigreurs d’estomac, avec toute cette exigence que tu t’imposes ! »
De retour au village, Samira retourne dare-dare à la boutique. Elle salue le boutiquier, qui hoche la tête d’un air entendu, le sourire en coin.
Après avoir longé des plantes aromatiques, de l’huile de vidange et un étal de boutons nacrés, Samira est attirée malgré elle vers un objet étonnant dans cette contrée sèche et ensoleillée la plupart du temps : un parapluie. Elle n’en a jamais vu de sa jeune vie et pour cause. Quand il pleut dans son désert, c’est l’allégresse et la promesse d’une bonne récolte. Il ne viendrait à l’idée de personne de se protéger de l’eau miraculeuse qui tombe du ciel…
Elle saisit l’objet un peu rouillé et tente de l’ouvrir, intriguée par cette forme inhabituelle.
Mais le parapluie refuse de s’ouvrir…on dirait bien qu’il est vivant et qu’il résiste par on ne sait quel sortilège, à la volonté de Samira.
Oui, la volonté, c’est bien de cela qu’il s’agit. Samira veut ouvrir le parapluie pour juger de son efficacité et de son utilité éventuelle. On ne sait jamais… Mais rien à faire. L’objet reste fermé sur lui-même.
Le boutiquier observe la scène de loin. Il sait bien ce qui est en jeu. Son expérience des humains est immense, il est né avec ce flair particulier de ceux à qui on ne la raconte pas.
Samira quitte la boutique sans un mot. Son désir de perfection lui a encore joué un tour pendable. Retour chez elle. Même scène, les sacs vides. « J’irai faire les courses demain ! » lui lance sa mère mécontente et triste de voir sa fille tellement dépitée.
Pour se changer les idées, Samira prend le chemin des dunes, celui qui mène à une petite oasis bien agréable, à quelques centaines de mètres de là. Bien décidée à s’offrir une promenade parfaite, la jeune fille marche d’un bon pas, sûre d’elle. Elle marche longtemps, c’est étrange, elle devrait déjà être arrivée. Le jour tombe et elle n’a pas atteint sa destination. Et puis soudain, ses pas la précipitent dans un trou, une sorte de fossé très profond, qu’elle n’avait pas vu venir mais alors pas du tout, malgré sa volonté de faire les choses parfaitement.
Le sable amortit sa chute mais elle s’est entendue hurler de peur et de surprise.
Au fond du trou, étourdie et en colère de ce faux pas, Samira sanglote et sanglote encore. Elle pleure toutes les larmes de son corps, vidant son trop plein de certitudes et de volontés farouches. Puis elle s’endort d’un sommeil profond et lourd.
Elle se réveille dans les dunes. Le trou a disparu. L’a-t-elle rêvée ? Pourtant, il semblait parfaitement réel quand elle a chuté de plusieurs mètres…
Elle se souvient vaguement d’un songe dans lequel apparaît le boutiquier. Il lui tendait une corde pour la sortir du trou tout en lui disant de sa voix particulière : « La volonté de perfection, c’est ce qui te perds, mon enfant… »
Samira retrouve le chemin de sa maison, et sa mère inquiète comme jamais. « Mon Dieu, j’ai prié toute la nuit pour que le désert me rende ma fille et te voilà, je suis bénie, viens dans mes bras ! » Les deux femmes s’étreignent longuement. Le regard de Samira a changé, sa mère y voit plus clair dans les yeux de sa fille.
« Mère, j’ai fait un rêve étrange. Un homme que j’ai croisé au village m’a dit quelque chose d’important, et pour une fois, j’ai écouté avec mon cœur, sans la moindre volonté… »
Touchées par leurs émotions, Samira et sa mère restent longtemps bars dessus bras dessous, à se bercer l’une l’autre.
« Il n’y a quasiment plus d’eau dans le puits…mais Dieu est grand et il va nous aider si nous nous montrons humbles et miséricordieuses ». Les paroles de sa mère sont comme du miel dans le tréfonds de Samira.
« Va te reposer, ma fille, j’irai au village tout à l’heure, avant que le soleil ne soit trop bas. »
Pendant que sa mère est au loin, Samira s’allonge pour une longue sieste réconfortante. Elle ne s’est jamais sentie aussi…détendue. Tout est si simple, au fond, quand on lâche toute volonté. Un autre songe l’a prise au dépourvu pendant sa sieste. Elle y voit sa grand-mère paternelle, une femme autoritaire et exigeante à l’excès, qui conduisait sa maisonnée d’une main de fer. Un petit garçon est là, c’est son père, elle en est certaine, même si elle ne l’a jamais vu enfant. La grand-mère parle à son fils d’une voix dure et implacable. « Tes ancêtres chameliers ont fait fortune dans le commerce et les caravanes qui traversent le désert. Tu devras leur succéder et réussir coûte que coûte, ou des malédictions pleuvront sur ta famille, tu m’entends ? Il en est ainsi depuis des générations et des générations…» Samira se réveille en sursaut, les larmes aux yeux. Dans un éclair, elle a tout traversé et reconnu ce qui la travaille au corps et au cœur depuis toutes ces années. Son père n’a jamais pu être chamelier. Il est tombé gravement malade après la naissance de son unique fille. Les filles ne conduisent pas les chameaux, c’est un métier d’hommes. Alors cette malédiction, c’est sur ses épaules à elle qu’elle est retombée. A moins que…
Ce jour-là, ce jour béni entre tous les autres, Samira et sa mère ont dansé toute la nuit. De retour de ses courses au village, la mère de Samira a rapporté un objet étrange, un parapluie magique, celui-là même que Samira a tenté d’ouvrir dans la boutique.
Ce jour-là donc, le parapluie s’est ouvert et une pluie diluvienne a commencé à tomber, tomber et tomber encore sur les deux femmes éblouies.
Point de morale à cette histoire, la chute n’en serait que trop prévisible…
photo : Roi Dimor